La romance de Ténébreuse, par Marion Zimmer Bradley
8 septembre 2015 par Lodael
Puisqu’avec l’été et les vacances, la motivation pour écrire des chroniques est en baisse, c’est le moment de prendre du champ et de faire des articles un peu différents (comment ça, c’est déjà la rentrée ? Eh oui, cette chronique est commencée depuis un bon moment !). C’est pourquoi je vais vous parler d’une auteure de SF/fantasy anglophone, pour une fois : Marion Zimmer Bradley, et plus particulièrement son cycle La romance de ténébreuse. Pourquoi Marion Zimmer Bradley ? Cette grande dame de la fantasy américaine des années 80-90 me paraît incontournable, mondialement connue. Pourtant, quand j’en parle autour de moi, je me rends compte que beaucoup de mes amis, lecteurs de science-fiction et de fantasy, ne la connaissent pas. Or, plusieurs d’entre eux me disaient justement être lassés de ce genre, y trouver toujours les mêmes stéréotypes et les mêmes schémas. Si l’ensemble des livres chroniqués sur ce site est là pour donner tort à cette idée, je cite souvent Marion Zimmer Bradley comme contre-exemple dans ce genre de conversation. En effet, j’ai rarement trouvé des cycles ayant autant de puissance et de profondeur, à la fois psychologique et politique, tout en regorgeant d’imagination. Son œuvre peine d’ailleurs à rentrer dans les cases tant elle se situe aux frontières de plusieurs genres : la science-fiction et la fantasy pour le cycle de Ténébreuse, et le roman historico-légendaire et fantastique pour le cycle des Dames du Lac et le roman La Trahison des Dieux. Auteure prolifique, elle s’est également essayée à d’autres genres, mais je ne m’attarderai pas ici sur ses autres romans.
Marion ZImmer Bradley revêt une importance particulière dans ma vie de lectrice. La découverte de ses livres, lorsque j’étais adolescente, a été pour moi une révélation semblable à celle occasionnée, quelques années plus tôt, par la lecture du Seigneur des Anneaux. J’en parlais au sujet de Robin Hobb, certaines rencontres littéraires peuvent nous marquer durablement. Cela n’est pas dû seulement à la qualité des livres, mais aux circonstances de la rencontre et à l’état d’esprit du lecteur. Marion Zimmer Bradley a accompagné mon arrivée dans l’âge adulte, et mes premières réflexions sur la place des femmes et le féminisme. En effet, ses romans ont pour point commun d’avoir des héroïnes anticonformistes, en décalage avec la société dans laquelle elles vivent. Ainsi, Les Dames du Lac et sa suite Les Brumes d’Avalon (tirés d’un seul volume, Mists of Avalon, en VO1) est une réécriture de la légende arthurienne du point de vue des protagonistes féminins : Guenièvre, Viviane, Morgane… Ces femmes, leurs désirs et leurs luttes, sont au cœur du roman, dans un monde patriarcal où leur place devrait être, au mieux, au coin du feu à broder des tapisseries, au pire, brûlées pour sorcellerie. Marion Zimmer Bradley revisite également d’autres mythes du point de vue de leurs personnages féminins. La Trahison des Dieux (The Firebrand) est tirée de L’Illiade, mais son personnage principal est Cassandre. Cela opère donc un double décalage avec l’histoire originale, puisque l’on y vit les dix années de la guerre de Troie non seulement du point de vue des femmes, mais également aux côtés des Troyens et non des Grecs.
Venons-en à son œuvre majeure, la romance de Ténébreuse. Il s’agit de science-fiction, puisque l’on se situe à une époque où la conquête spatiale par l’homme est bien avancée. Ou plutôt, plusieurs époques, car les romans couvrent plusieurs siècles. La planète Ténébreuse a en effet été peuplée par un vaisseau de colons terriens qui s’y est échoué, au début de l’aventure spatiale. Coupés du reste de l’humanité, dans l’incapacité de réparer leur vaisseau ou d’en construire un autre, les colons ont pris le parti de s’installer sur cette planète au soleil rouge. Or, sous l’influence de quelque chose sur la planète, les colons se sont mis à développer des pouvoirs psy. La civilisation s’y développa donc en s’appuyant, non sur la science et la technologie telles que nous la connaissons, mais sur l’utilisation de ce pouvoir particulier, appelé laran. Lorsque la planète fut redécouverte par les terriens, plusieurs siècles plus tard, l’âge d’or ténébran était passé. L’utilisation du laran à des fins guerrières, pour développer des armes toujours plus destructrices, avait donné lieu aux âges du chaos. La fin de la civilisation n’avait été évitée qu’à un prix très élevé, incluant des limitations très strictes quant à l’utilisation de ce pouvoir. Ainsi, en apparence, la société ténébrane était-elle une société plutôt moyenâgeuse, tout entière soumise à une caste aristocratique arrogante. Les Terriens, en colons sûrs de leur supériorité, étaient donc convaincus de faire rentrer Ténébreuse dans leur giron facilement, en leur apportant les bienfaits de la science et de la technologie, persuadés que la population ne serait que trop ravie de renverser les despotes. Ils furent donc très surpris de rencontrer de l’hostilité, de la défiance, voire du mépris pour leurs propositions, sans vraiment comprendre d’où venait l’apparent orgueil des ténébrans. Ténébreuse ne livrait pas si facilement ses secrets…
La romance de Ténébreuse est constituée d’une vingtaine de romans qui peuvent se lire séparément, ainsi que de nombreuses nouvelles, de Marion Zimmer Bradley ou d’autres auteurs, plus ou moins sous sa direction (l’intégralité des romans et leur ordre de publication est listée par exemple ici). Si l’on suit l’ordre chronologique de l’histoire de Ténébreuse, le roman dont l’action est antérieure à tous les autres est La planète aux vents de folies, qui raconte l’arrivée du tout premier vaisseau de colons et les débuts de la civilisation ténébrane. Les romans suivants se déroulent plusieurs siècles plus tard, lorsque les Ténébrans ont tout oublié de leurs origines. Les romans précédant la « redécouverte » se déroulent sur Ténébreuse avant l’arrivée des Terriens, et s’apparentent à de la fantasy classique. Ainsi, Reine des Orages et La belle fauconnière mettent en scène des jeunes filles dont le laran est particulièrement puissant, la première pouvant provoquer la foudre, la seconde ayant un lien avec les rapaces. Toutes deux devront se battre non seulement pour maîtriser leurs pouvoirs, mais aussi leurs destinées, dans une société de type médiéval où le seigneur est tout-puissant en son domaine.
Mais les livres les plus intéressants, selon moi, se situent dans la période post-découverte, lorsque les Terriens ont installé une base sur Ténébreuse, et tentent de nouer des relations avec les natifs de la planète. Chez les ténébrans, tous ne sont pas unis contre les terriens. Parmi les plus favorables au changement se trouvent les Amazones libres, ou Renonçantes, un ordre constitué de femmes libres, guerrières ou guérisseuses, revendiquant la possibilité de vivre indépendamment des hommes. Elles ont donc naturellement intérêt à trouver des alliés, leur position étant délicate au sein de leur société patriarcale. Ainsi, plusieurs romans mettent les Amazones au centre du récit, notamment La maison des Amazones (comme son titre le laisse deviner), mettant en scène un « échange » entre une terrienne venue vivre chez les Amazones et une Ténébrane vivant en couple avec un Terrien sur leur base. Bien que les histoires restent indépendantes, ce livre fait partie d’un arc narratif, avec La chaîne brisée qui le précède, puis La Cité Mirage. Dans L’épée enchantée et La tour interdite, qui suivent, on retrouve certains personnages, en se focalisant moins sur les Amazones et davantage sur l’utilisation du laran. Les livres suivants, toujours dans la chronologie ténébrane, nous présentent une Ténébreuse sur le déclin, prête à tomber dans le giron des Terriens, et des héros déterminés à sauver leur planète coûte que coûte, dussent-ils pour cela réveiller d’anciens pouvoirs bannis depuis des siècles…
La romance de Ténébreuse est une œuvre majeure par bien des aspects. D’abord par le mélange de science-fiction et de fantasy, Ténébreuse étant un monde médiéval fantastique assez classique. Puis, par l’exhaustivité avec laquelle l’histoire de ce monde est présentée sur plusieurs siècles, et la société est déclinée dans ses différents aspects au fil des romans. Et, enfin, par le réalisme avec lequel la psychologie des personnages est abordée, sans jamais tomber dans le stéréotype. S’il est vrai que Marion Zimmer Bradley a une préférence pour les personnages féminins, elle donne également vie à des personnages masculins d’une grande justesse. Elle décrit des hommes ne se conformant pas au modèle dominant de la société, préférant l’érudition au combat à l’épée, par exemple, ou des homosexuels (ce qui, en soi, est un fait assez rare dans la littérature pour être signalé, surtout aux États-Unis à l’époque où ces romans ont été écrits). Il faut d’ailleurs noter que Marion Zimmer Bradley a la particularité de mettre en scène, sans en rajouter, des personnages qui ont une sexualité. Ses héroïnes ont une vie sexuelle et des désirs, à l’opposé des personnages féminins classiques (notamment en fantasy) qui semblent éthérés, tant leurs corps ne sont mentionnés qu’à travers le regard masculin. Ici, les corps de femmes sont sujets et non (seulement) objets de désirs, et ce n’est pas réservé aux grandes méchantes perverses. Enfin, il est clair que cette saga peut également se lire comme une parabole de la colonisation telle qu’elle a été réalisée par les Européens. Mais elle parle, au-delà de ce rapprochement évident, de toutes les difficultés que nous avons à comprendre des cultures différentes alors même que nous sommes si semblables.
Mais je m’arrêterai là, en espérant vous avoir donné envie de (re)découvrir quelques-uns de ses romans. Mon rêve est de voir la romance de Ténébreuse adaptée en série télévisée, à l’image de Game of Thrones, comme il en a été question à plusieurs reprises. En attendant, si vous avez envie d’en savoir plus sur Marion Zimmer Bradley, le numéro 4 de la revue Mythologica contient un dossier spécial la concernant. J’ai hâte de le lire !
1 — J’apprends d’ailleurs, en faisant quelques recherches pour cet article, que plusieurs ouvrages de Marion Zimmer Bradley, notamment Mists of Avalon et Firebrand, n’ont pas été traduits en français, mais « adaptés », ce qui implique des coupes, suppressions de personnages et raccourcis douteux. Je m’en vais donc immédiatement acquérir la VO pour la lire enfin par moi-même, et j’engage les lecteurs fluent in english à faire de même (en attendant une nouvelle traduction).